dimanche 2 septembre 2012

Cela fait quelques heures que j’ai quitté l’hôpital où j’étais entré quelques heures plus tôt.


Cela fait quelques heures que j’ai quitté l’hôpital où j’étais entré quelques heures plus tôt.

C’est sur un lit d’hôpital que j’ai découvert le présent intemporel de la folie. Attaché à mon lit, sanglé comme une morue sur une table de poissonniers, entouré de médecins et d’infirmiers qui me regardent sans me voir, j’ai compris. Bien sûr beaucoup diront que ce n’est  pas de la compréhension, mais de l’imagination, on parlera aussi de délire, c’est possible et je suis il est vrai  dans un état proche du coma. Mais je vois  et j’entends. On n’entre pas dans ma maison comme on le veut, ni comme on le croit et dans l’hôpital devenu pour quelques temps ma maison, les médecins et les infirmiers depuis que j’y avais été amené n’entrent plus aussi facilement qu’ils le veulent.  Ou s’ils entrent, ils ne savent plus comment en sortir.

Je suis un drôle de malade, il est vrai.  En parfaite santé physique, d’une santé morale à toute épreuve, si parfait comme malade, que le moins qu’on ait pu faire s’agissant de mon cas c’était de m’enfermer dans cette pièce, et de me regarder. Les yeux. Et les oreilles.  Les yeux des hommes sont perçants surtout quand ils percent au travers de vos paupière. Et à passer des jours ainsi allongé sur mon lit, j’ai fini petit à petit par ne plus me voir, mais l’infirmière regardant le médecin, le médecin regardant l’infirmière, parfois la lessiveuse ou le gardien d’étage. Un malade dans un hôpital n’a pas d’être propre. Je ne parle pas de propreté physique évidemment, celle-ci est garantie, non, je parle de propriété. Un malade ne possède plus vraiment son corps,  cela tout le monde le sait,  ni sa bouche ni ses jambes dit la chanson, et dans mon hôpital en particulier, il ne possède même plus son esprit ni sa parole.

 C’est aussi difficile à comprendre qu’à expliquer, je le conçois. On vous lave, on vous sèche, on vous lange, on vous tourne et retourne, on vous nourrit à la cuiller, et on vous parle comme on parlerait à un enfant, on vous écoute à moitié, ou entre deux patients dans un état plus critique que le votre. On vous aime tendrement, comme on aime un tricot qu’on a tissé, à l’aide d’une aiguille trouvée dans une botte de foin.

Je n’ai bien sûr pas l’intention de dire ni penser du mal du corps médical. Cela fait longtemps que ce corps leur appartient. Je le regarde comme je les regarde sans plus. Parfois j’égrène au rythme de leurs passages des souvenirs, une petite vague qui lèche  la plage sur le bord de la baie de Portorico, le léger , très léger, vol d’un papillon au milieu d’un pré dans une montagne suisse,  il y a aussi le tremblement du sol au passage d’un train quelque part à l’entrée d’un passage à niveau, ou le cliquetis des clefs quand on démarre une voiture ;  tant de choses qui ne me manquent pas, je le reconnais, mais qui m’adviennent, comme advient le jour et comme advient la nuit, entre un instant suivi d’un autre,  un coucher et une nuit obscure, un lever et un jour éblouissant. 

Il y a quelques temps, j’étais assis sur une chaise à l’entrée d’un cinéma. A mon âge quand on vous voit, on vous présente une chaise, personne ne vous suppose la force de vous maintenir debout  à attendre dans la file que la guichetière vous vende le billet. Rue du soleil Levant, quelque part, très loin d’ici. (Un enfant est passé.  Je l’ai vu comme on se regarde dans une glace. C’était peut être un souvenir.  Lointain.  Il joue comme jouent les enfants, toujours l’air de poursuivre une chimère.) La rue du soleil levant ne se trouve d’ailleurs pas très loin de Notre Dame, et plus personne ne sait ce que sont les chimères ni à quoi elles servent. Seuls les enfants leurs prêtent encore un peu d’importance. Sa chimère a d’ailleurs une très étrange couleur, la couleur de sa casquette. Au bout d’une vingtaine de minutes, je suis entré dans la salle obscure. Voir un film le matin n’est pas chose facile. Surtout un vieux film des années 90, un film d’un autre siècle, d’un autre temps. C’était un temps avant que les loups n’entrent dans paris, charmante Elvire disait la chanson.  Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ajoutait-elle.  Entre deux baisers. 

Ce n’est pas que j’aime les films d’aventure où les beaux ténébreux lourdement armés de mitraillettes et de bazookas arrachent les belles aux mains crasseuses des intégristes afghans ou kazakhs ; mais le bruit !  En stéréo, en mono,  ce simulacre de la réalité qui semble plus vrai que la réalité, si vrai que l’on finit par douter de sa propre existence : être un héros est un choix de vie qui ne coûte pas si cher quand on y pense, quelques centimes tout au plus par la grâce et la vertu de la camera os cura.

Pendant ces deux heures passées confortablement assis sur mon fauteuil à avaler des frites et des pop corn, j’ai ingurgité plus d’un voyage, gravi  plus d’une montagne et descendu plus d’un ravin.  Le bruissement des feuilles au gré du vent, l’ombre magique d’un arbre qui s’étend comme un point entre deux côtés d’une falaise, l’étrange blessure sanguinolente au bras de Marlon Brando, si rouge que l’on voudrait faire une sauce de ce ketchup  (Les héros aiment accrocher cette photographie dans leurs casernes).  On ne descend pas une côte à plein régime avec une jeep comme on le ferait avec un tank, et quand le premier poursuit le second en plein milieu d’une tempête de neige et de boue, même les héros perdent les pédales et les pares brises se tâchent de terre glaise traversées de balles ou d’obus.

Ne me demandez  pas pourquoi j’aime ces films,  ma série B est de première classe et le fauteuil si confortable. A mon âge il vaut mieux aller au cinéma le matin que rester dans son studio, fut –il un appartement dans un hôtel cinq étoiles de la place Vauban les jeunes femmes dans la rue sont si jolies tant elles respirent la tendresse de l’enfance, le matin, à l’heure où elles vont au travail ou faire les courses.  

C’est ainsi qu’un matin j’ai assisté à une autopsie. Le médecin était habillé de blanc et l’infirmier (était ce un infirmier ?) portait une cape jaune et sa casquette était emballée dans un plastique transparent.  Etrangement, (les metteurs en scène sont d’étranges compagnons) des dizaines de morceaux de corps étaient épars un peu partout sur les différentes tables métalliques de la remise. J’ai du mal à me souvenir de cette séquence, le film était anglais certainement ou peut être.  Comment en est-on arrivé à avorter une telle histoire, je ne sais ? Sur les écrans il est certainement plus facile de déposer les bébés morts nés. On ne raconte pas un crime comme on raconte une naissance  et les faiseurs de film sont avant tout des faiseurs mi-magiciens, parfois cuisiniers parfois ferronniers ou menuisiers parfois  tisserands ou parfumeurs. La chirurgie du cerveau par exemple, ce n’est pas comme l’extraction d’une dent. Dans mon autopsie le chirurgien utilisait une sorte de manivelle et le cadavre de la patiente   était raide. Dans une autre séquence un homme vidé de ses entrailles vivait ses derniers instants pendant que sa femme lui tenait les mains.  Quand je dis un homme, c’est bien sûr exagéré, on ne voyait qu’un thorax .  Plus j’y pense, plus je me dis qu’il y a autant de mal à faire ces films qu’à les regarder, mais c’est une opinion sans plus. J’ai, il est vrai, une sensibilité à fleur de peau et quand une actrice prend un coup j’ai l’impression d’avoir moi-même reçu la gifle. Quand une balle de revolver atteint quelqu’un c’est toujours un peu moi qu’on a assassiné ou à défaut la présence de l’acteur en moi à cet instant là. Cela peut sembler curieux, certes, mais avec mon écran nous formons un couple étonnant. Ce qui atteint l’un atteint l’autre, ce qui révulse l’un révulse l’autre. Au bout de tant d’années de cinémathèques, de cinéma privés et publics ou de road show, j’ai l’impression d’avoir réalisé des centaines d’histoires, écrit tout autant de scénarios.  C’est un peu comme si j’avais été le metteur en scène unique de tant de films, ou comme si les histoires racontées étaient toutes celles que j’aurais moi-même vécues pour les avoir racontées.
La chimie de cette interaction est difficile à expliquer. L’un de mes amis, un ami d’enfance avait dans une pièce une dizaine d’écrans télévisés posés les uns sur les autres.  Dans un étrange petit appartement légèrement poussiéreux cet homme semblait observer le monde à travers cette dizaine de lucarne. Je ne le comprenais pas vraiment, au lieu de zapper d’une chaîne à l’autre, il promenait son regard d’une télévision à l’autre. C’est une magie que je n’ai vue nulle part ailleurs. Posées les unes sur les autres comme un jeu de lego, la multitude de son se croisant comme s’il habitait à la fois un café une discothèque et un music hall, l’homme n’avait pas vraiment l’air heureux, mais l’œil était en permanence distrait.  A ses origines on a appelé la télévision la fée télévision, j’ai compris alors qu’il avait là une dizaine de muses, dont il ne semblait pas trop savoir que faire.

Elles l’occupaient. Il allait de l’une à l’autre comme si les fées habitaient des musées.  Les fées n’habitent pas les musées. La féérie est une activité, elle est la vie même, la féérie ne se contemple pas, elle se vit, elle est un état de perpétuelle transformation. Je le lui disais, il m’écoutait avec un étrange sourire sur les lèvres, il semblait me dire qu’elles n’étaient pas non plus dans les livres… les hommes sont habités. Ce qui nous habite est  une multitude de vies, un dialogue permanent. Mon ami était à sa manière un aventurier. Il naviguait, de port en port, d’écran en écran depuis son étrange confinement. J’ai appris avec le temps à me méfier de l’ambigüité de son regard. Quand je le voyais gros homme bedonnant dans une pièce où s’amoncelaient les écrans et les pièces électroniques, lui semblait me voir petit homme maigrichon en compagnie d’un petit homme bedonnant dans une pièce où s’amoncelaient les écrans et les pièces électroniques. Je me sentais perdant à ce jeu, où ma compréhension s’effondrait devant une pure observation.
 




Dans le village où je suis né, quelque part au pays des moujiks et des serfs, les seigneurs possédaient tout. Je sais, j’ai raconté cette histoire dans le monde entier, sous mille et une versions,  mais le visage de ce médecin me rappelle étrangement celui d’un savetier que j’ai rencontré prés de Novossibirsk., en Sibérie Orientale,  dans un froid glacial. Il avait un atelier où il fabriquait des sabots en bois de bouleau.  Nulle part ailleurs que dans ce pays lointain je n’ai souffert autant du froid et de la faim, mais nulle part aussi je n’ai vu des cieux plus cléments ni une neige aussi pure.

Le savetier avait une petite famille, et le village ne comptait pas plus d’une dizaine d’âmes,  ce jour là il y avait réunion, on avait décidé qu’il fallait quitter le lieu, quitter la ville quitter la Russie, les nouvelles des Amériques étaient bonnes, les cousins étaient arrivés à bon port, les ateliers étaient pleins d’ouvriers et les entrepôts remplis de marchandises. De tels rêves ne s’achètent pas avec de l’argent ni de l’or, et ils emplissent les cœurs et les jambes d’une énergie insoupçonnée. Bien sûr, tout le monde n’était pas exactement en accord sur les délais, nul ne savait s’il fallait prendre le chemin de Vladivostok, d’Odessa ou de Saint Petersburg. Le détroit de Béring était impraticable en été comme en Hiver, et il fallait des vivres que l’on avait mis des mois à rassembler.

Les petites familles étaient prêtes, le convoyeur était arrivé, il ne restait plus qu’à plier bagage, mais un enfant venait de naître. Partir ou attendre, dans le froid de l’hiver il aurait peu de chances de survivre, et tout le village attendait.  La joie venait toujours après la peine disait le poète. Quand un enfant arrive, il commence par voir, les yeux fermés. Le monde a une forme si distincte quand on a les yeux fermés. Les couleurs se réduisent à bien peu, il y en a tant, les nuances sont incommensurables, regarder un enfant observer le monde est la joie d’un village, que même une meute de loups affamés ne pourrait distraire ni effrayer.  Et ils sont bavards les enfants à cet âge, ils ont de toutes petites mains, de tous petits pieds mails ils saisissent le monde entier  d’une main moite et parcourent l’univers d’un pied ferme. Leur présence se lit comme la joie sur les visages qui les entourent et ils inondent la terre de leurs rires comme de leurs pleurs.

Etre russe ce n’est pas que se laver à l’eau fumante avant de plonger dans un lac glacé.  Etre russe c’est écouter l’appel retentissant de la  forêt au moment où il tonne, venu des profondeurs de l’hiver, on ne monologue pas en Russie, la meute répond à la meute et les sabres tout comme les couteaux et les revolvers sont tranchants.  C’est pourquoi rester quelques jours de plus à cause de la naissance d’un enfant n’était pas une mince décision à prendre.  Les seigneurs habitent les profondeurs de la forêt et nul ne sait à quel moment ils vont descendre ou monter. Dans leurs tavernes, la vodka n’est pas une boisson, c’est un écoulement, une débâcle par laquelle ils sont portés.  Dix âmes dans un village portées par un seul nouveau né ne peuvent se permettre d’attendre la débâcle.  La réunion dura des heures, sans discontinuer,  partir rester partir rester  partir rester finalement on décida de rester.  Un nouveau né mérite un peu de patience, et le sort se joue parfois des vents plus sûrement qu’un abri de fortune.  On l’appela Abraham,  on le langea, on lui lava la tête et les épaules et on demanda au plus âgé de la communauté de le porter au pinacle, au plus haut de ses bras, sur la pointe de ses pieds.  Abraham pouvait porter bien plus qu’un vieillard édenté, il choisit donc de porter avec lui toute la famille, les dix âmes du village et dix jours plus tard nous étions à la douane du port de New-York. Personne ne sait comment Abraham a fait,  ni sa femme ni ses épouses ni ses frères ni ses enfants.  Il n’est plus un enfant depuis longtemps, mais le monde est beaucoup plus petit depuis qu’il est né. On y entre par une porte, on reste ou on part et on sort par un autre, c’est tout ce qu’il nous a appris mais cela nous a suffi pour conquérir l’Amérique de nos cœurs et laisser derrière nous la tendre Russie des forêts de bouleau et de la taïga.

Ce que je vois en étant vu,  me disait un jour Abraham, n’est pas ce que je crois mais ce que j’entends. Je n’ai pas peur de perdre, on perd un instant pour gagner à un autre. Parfois, quand une vague est trop haute, il faut apprendre à plonger pour la traverser. Parfois dans un combat, il faut savoir fuir, et c’est aussi une manière de gagner.  J’ai tant de secrets que je ne crains plus qu’on les découvre. Pas plus qu’on ne me les arrache. On meurt du désir de posséder, le désir de posséder est cela même qui fait perdre.

J’ai choisi il y a bien longtemps le chemin de la transparence.  Vivre en se sachant vu. C’est une étrange condition que de vouloir habiter une maison de verre, en se disant qu’après tout, qu’y a-t-il à cacher pour lequel il n’y ait pas de témoin. Quand on sait que le témoignage est acquis, le secret n’a plus de sens. Evidemment ce n’est pas une politique pour diriger les états, les états aiment le secret, mais c’est une bonne politique pour diriger les nations, les nations aiment la transparence, parce que les nations se sont, dans le fond, un seul homme et un homme doit savoir ce qu’il fait et avoir aussi peu de secrets qu’il se peut pour  lui-même.

Alors, quand on me dit un tel est ton ennemi et un autre ton ami, je sais qu’il y a du plausible mais je crois plus surement qu’un tel à un moment fut mon ami, à un autre mon ennemi à un autre mon ami, et que cela est dans le fond la condition humaine, le savoir c’est vous prémunir, mais c’est aussi une manière de sauver l’amitié.  L’ennemi de l’homme, c’est d’abord lui même, et lui même mon  enfant tu en es plus conscient que moi c’est beaucoup de monde ;  on n’est pas le même maintenant, dans quelques minutes, il y a quelques minutes.

J’ai toujours pensé que celui qui ne voulait pas être volé devait garder ses portes grandes ouvertes, ne serait ce que parce que quand la porte d’une maison est grande ouverte personne ne sait en quelle compagnie il va se retrouver s’il entre. Dans le fond mon enfant, un homme ne parle qu’à lui-même même quand il prétend parler aux autres,  de même quand tu vas  à une épicerie c’est en partie à toi-même que tu achètes les bonbons que tu manges ;  le fait qu’un homme ne soit en rapport dans le fond qu’avec lui-même quoiqu’il fasse est une très belle idée, et je ne la tiens que de toi qui me pose tant de question mon enfant, je ne la tiens de nul autre.

C’est pourquoi mon enfant je souris de tes  inquiétudes tout comme je les observe tout comme je m’en réjouis, tout comme je les guette, tout autant que de tes remarques et de tes questions. Je sais que le spectacle que je t’offre ainsi est bien supérieur à celui que peut t’offrir un match de foot ou un jeu vidéo, mais je mise sur ma méconnaissance de l’avenir pour survivre à tes ruses. Les hasards du destin, ses contrecoups, ses tours et ses détours sont le pari que je fais pour que mes pertes ne soient jamais absolues tout comme mes gains ne doivent jamais être excessifs. Et il y a l’égo, ce terrible ego que tu éveilles en moi, chaque fois que tu me dis mon oncle qu’est ce que ceci ou qu’est ce que cela. Comme si tu me disais  en permanence que j’ai  tout compris et à d’autres moments que je n’ai  rien compris. J’en prends terriblement conscience quand je m’adresse à toi. De tous ces mots lourds de sens qui me font passer pour un homme terriblement sensé et réfléchi, je me méfie comme de la peste, parce que je sais qu’il m’est très facile de me faire passer pour un homme intelligent et cultivé quand je sais tout autant que ni l’intelligence ni la culture ne pèsent dans la balance de tes jeux.

Mon véritable secret mon  enfant et c’est celui de toute ma dynastie à travers les temps, c’est la passion de l’amour. J’aime aimer quand je sais pertinemment que l’amour est un mot vain, mais ce sentiment est cela même qui me permet de ne jamais avoir honte ni de mon état ni de ma condition ni de l’état et de la condition des autres. Les êtres humains sont tous faibles et démunis et leur seule richesse est la compassion. La compassion dresse en nous un empire, et celui qui est prêt à se sacrifier pour un autre peut être assuré qu’au moins un autre sera prêt à se sacrifier pour lui. C’est la solidarité des démunis, la seule véritable munition dont je dispose dans ce  monde où tu es condamné à régner.

Il vient un temps mon  enfant où il faut être prêt à réunir les choses éparses comme il y a un temps pour ne pas les réunir. Se dévoiler au grand jour c’est périr, ne pas se montrer c’est trop cacher.  J’ai choisi de prendre mon temps. Je sais et je demande et je prie pour que le destin ne réunisse que ce qu’il y a de mieux comme on dispose une multitude d’ingrédients sur la table tout en sachant que les meilleurs plats sont ceux qui en exigent le moins. De même il faut plusieurs jours pour planifier une pièce montée qu’on achève  en quelques heures et qu’on mange en quelques minutes, mais quand la pièce que tu veux monter est une histoire qui doit traverser les siècles, comment puis je planifier  ce qui va me survivre et m’enterrer.
Tu dois semer là et là et là et encore là en sachant qu’ici il ne poussera rien de bon que là il y aura autre chose de meilleur et ainsi de suite. Une telle histoire seul le destin peut la porter, encore faut-il qu’elle lui plaise, ou qu’elle se rapproche au plus de celle qu’il a voulu nous faire raconter. Une partie d’échec sur quelques heures, ce n’est pas une partie d’échec sur plusieurs années voire quelques siècles  encore moins une partie d’échec dont on espère qu’elle vous ouvrira les portes de l’éternité. Les anciens grecs jouaient à ce jeu là, c’était le jeu des héros : des hommes qui aimaient la mort, non pour elle-même, personne n’aime mourir sache le mon enfant, mais parce qu’ils savaient que c’est à ce moment seulement que la véritable histoire se raconte. 

Je pense à l’histoire d’Achille par exemple. Celui là est mort en héros et son nom traverse les siècles. Ulysse qui fut un homme rusé et un éternel fuyard,  lui aussi a traversé les siècles alors qu’il est mort dans son lit. Il n’y a toujours eu que deux frères, mon enfant et l’un de tout temps n’a su que tuer l’autre, l’un est toujours mort dans son lit, l’autre est toujours mort au combat. Aucune option n’exclut l’autre mon enfant et  un homme qui élève ses enfants a autant de courage qu’un guerrier sur un champ de bataille, le tout mon enfant est que je prenne garde à ne jamais oublier ta propre  conscience de ta totale irresponsabilité. 




Je suis entré dans mon hôpital psychiatrique un dernier matin du mois de mai peu avant l’aurore, j’en suis ressorti quelques heures plus tard, et pourtant c’est comme si j’y avais passé des années. J’ai eu le temps de vois les stagiaires devenir spécialistes et les socialistes retraités. C’est un curieux sentiment. Ma folie étant ce qu’elle est, je savais même à ma sortie que j’avais rajeuni de vingt ans, et perdu quelques kilos. Rien de grave, bien sûr, docteur, ce patient  a eu une grave baisse de tension et une inflation du myocarde, il est hypocondriaque et atteint d’une grave psychose paranoïaque, mais pour tout dire sa feuille de soin est étrangement floue. On ne sait ni son âge, ni ses antécédents médicaux.  Et de famille il ne semble pas avoir, même si sa chambre est toujours pleine d’étranges visiteurs des deux sexes.  Nous pourrions bien sur le garder plus longtemps, mais il ne semble pas y avoir d’espoir de rémission dans son cas.

L’infirmière il est vrai, on est à l’hôpital américain de la ville, avait de belles jambes.  Le médecin semblait en avoir une redoutable conscience, je ne pouvais que m’en rendre compte d’ailleurs, tout cela se passant au dessous de moi.  Heureusement pas sous mon lit. Je n’irai pas jusqu’à dire que ces quelques heures passées là auraient pu sembler des années ou seraient devenues par un miraculeux procédé de magicien des siècles, mais que voulez vous, l’ennui rend toute chose relative et la relativité rend l’ennui lui-même relatif. Heureusement, dans un hôpital psychiatrique on n’est jamais ni tout à fait seul ni mal accompagné. Aux petits soins et aux petits fours dirait-on. La douceur des draps est telle qu’on  en oublierait qu’ils n’ont pas été repassés, et l’odeur du linge propre et des produits vaisselles monte aux narines comme un doux effluve de printemps au bord d’une rivière de montagne, le  scintillement de la lumière dans le cours d’eau en moins, mais le bruit des tambours de machine à laver en plus. Ma maladie est une étrange folie.  Je vois. J’ai le sentiment qu’on me persécute. C’est dit dans ma feuille de soin. Pour dire vrai, j’ai plutôt le sentiment de persécuter le monde entier, ce qui est certainement faux. Je ne distingue plus du reste le vrai du faux. La réalité est un mensonge tellement évident que je m’en voudrai aussi bien d’y croire que de n’y pas croire. Ma feuille de soin faisant foi. Ma maladie est ma santé et ma santé une tout aussi maligne maladie. C’est pourquoi en ressortant de l’hôpital, ce matin de septembre peu après le mois de mai, je ne fus pas surpris de croiser dans l’hôpital l’infirmière qui m’y avait accueilli le lendemain. Le temps du reste est un concept tout aussi relatif que l’espace. Je me suis marié le même jour, l’infirmière est montée en grade, elle dirige maintenant l’hôpital où je suis devenu un patient quelconque comme on dirait le fils de la maîtresse de la classe. Ma situation comporte il est vrai quelques menus avantages, le droit de persécuter les médecins est maintenant un acquis. Le dernier venu s’appelait Freud. Peu après j’ai reçu la visite de son disciple Charcot. Tous d’aimables personnes bien entendu. Ils vivent encore à plein régime dans les cabinets de tous les psychiatres et psychanalystes du monde. Dans la petite chambre où je les reçois, ils sont des malades comme les autres…

Les hommes ont d’étranges passions. La mienne est d’être digne mari et un père honorable. Je n’ai plus le sentiment de persécuter qui que ce soit. Cela fait quelques heures que j’ai quitté l’hôpital où j’étais entré quelques heures plus tôt.

A celle que je ne connais que par quelques émois et quelques signes, à celle qui est une partie de moi-même dans laquelle je me suis enfoui et dont je suis une partie de laquelle elle s’est extirpée, à celle là que je préférerais toujours parce que je l’ai connue plus belle et plus entière qu’un univers étoilé, à celle là qui m’arrache les tripes avec l’aisance d’une élégante épousant une nouvelle robe, ou dont les mots me transpercent, parce qu’accorder  son cœur à une dame c’est prêter à une tigresse la tendresse d’un chaton, une erreur que ne font que les malheureux qui prêtent à une  moitié d’eux même des sentiments qu’ils se sont contentés d’emprunter à l’autre, à celle là seule, qui est toutes les autres qui ne seront jamais qu’elles quelque soit le visage dont elle s’affuble, je dirai des mots qui ne sortent ni des lèvres ni de la bouche qu’on ne trouve ni dans les livres ni sous le ciel, avec des mots qui ne sont d’aucune langue que je comprenne ou qu’elle comprenne, je dirai heureux le destin qui nous a réuni ; j’ai vécu mille vie, je suis mort de mille mort et ne sait toujours pas comment aimer celle qu’un destin jaloux m’a choisi en se promettant de la reprendre chaque fois que j’oserai aimer quelqu’un d’autre que Lui. Et d’aimer on meurt aussi, et pour aimer on mourrait aussi, quand aimer c’est mourir aussi.





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